Interview de Bruno Decaris

Architecte en Chef des Monuments Historiques

 

 Vous allez donc créer un buffet d’orgues de style contemporain dans un édifice gothique. Pouvez-vous nous expliquer votre conception d’ensemble par rapport à cette idée ?

On va peut-être parler de l’édifice d’abord. Vous dites qu’il est gothique,  mais est-il vraiment gothique ? C’est en fait une stratification de près de 10 siècles, comme c’est d’ailleurs le cas pour la plupart des Eglises de cette époque. Pour moi, la stratification fait partie de l’intérêt. Chaque époque, lorsqu’elle a répondu à une question,  y a répondu avec sincérité. Cette sincérité c’est de ne pas travestir : de ne pas travestir les formes, de ne pas donner à celles-ci une autre apparence que celle du fond. C’est à dire qu’elles doivent laisser ressortir le fond avant tout. Par conséquent,  je n’imagine pas, lorsqu’on doit faire un buffet d’orgue au XXIe siècle,  qu’on construise un buffet du XVIIIe siècle.

  Soit on restaure un buffet d’orgues, et  on le respecte, parce qu’il a sa qualité, il existe. C’est une restauration, c’est-à-dire qu’on l’apprécie en tant que conception du XVIIe ou du XVIIIe siècle !  Soit on le crée. Aujourd’hui créer un orgue , c’est  un très beau sujet. C’est un sujet de synthèse entre la musique, la lumière, l’architecture etc.. , une chose magnifique. On redéfinit le cahier des charges. Quand on fabrique une voiture aujourd’hui  on ne construit pas un carrosse avec des chevaux,  on ne construit pas une automobile avec des roues à rayons, un volant en bois etc. Pourtant  les automobiles d’aujourd’hui sont au moins aussi bonnes que celles qu’on faisait  il y a cinquante ans ou  un siècle. Evidemment, cette comparaison  est un peu triviale, mais je trouve que les notions d’automobile et d’orgue sont proches, parce qu’il y a à la fois un moteur et une carrosserie, et que les deux se complètent. J’avais travaillé  avec un autre facteur d’orgue que Pascal Quoirin  et je disais : aujourd’hui faire un orgue, c’est comme faire une Ferrari ! C’est-à-dire, il faut d’abord un très bon  moteur, il faut une très belle carrosserie parce que  l’un doit répondre de l’autre.  Aujourd’hui ce sont des artisans qui font ces voitures exceptionnelles. Dans un orgue il a aussi ce problème de moteur et de carrosserie, les deux doivent se répondre. Mais la voiture, elle, est autonome, elle va partout. L’orgue lui, est immobile, il est adapté à un site, à un lieu. Donc ça c’est la troisième donnée, que n’a pas l’automobile : l’orgue doit rentrer en  dialogue avec l’espace, autant par la lumière, par les proportions que par le son. J’estime qu’à partir du moment où on essaie de répondre à ces questions,  le problème de l’écriture vient naturellement. Et le problème de la contemporanéité ne doit plus se poser : il est encore une fois évident que lorsqu’on réalise une œuvre aujourd’hui, on la réalise avec sincérité, et par essence, elle est contemporaine.

Entrons, si vous le voulez bien, une fois définie cette problématique, dans des problèmes plus précis : le choix de la forme générale du meuble, les matériaux que vous utilisez, les couleurs, les proportions…

 D’abord , il y a un passé d’orgue dans cette cathédrale. Il y avait la tribune  Renaissance qui a brûlé  en 1940. Et on a pensé dans les années 70, reconstruire la tribune d’orgue à la manière de,  en faisant presque comme, mais pas tout à fait…. Et donc on a fait une tribune en béton qui reprenait les dispositions de la tribune Renaissance,  mais sans le faire tout à fait, en utilisant le béton. On a fait une intervention stylistique  ce que j’appelle stylistique,  et qui a tous les défauts de ce type d’intervention. Parce que le béton n’a pas la sincérité de la pierre. Il en a toutes ses faiblesses, c’est-à-dire un vieillissement qui n’est pas aussi magnifique que celui de la pierre. Il imite la pierre, il imite le bois, on ne sait pas où on va, le discours n’est pas clair.  Je ne sais pas dans quelles conditions la commande a été passée , un mauvais projet ne rime  pas nécessairement  avec un mauvais architecte, ça peut être une mauvaise commande. C’est-à-dire que la question , et c’est souvent le cas, peut avoir été mal posée.

En fait la construction d’une tribune « en vue de recevoir un orgue » avait été décidée et financée par le Ministère des Affaires Culturelles de l’époque ( lettre du Ministère des Affaires Culturelles, Jacques Duhamel le 15 février 1973 à Mgr Honoré)

 Et dans un deuxième temps on va construire l’orgue !  On a le socle,  mais on n’a pas la tête , on n’a pas le buste qui va avec. … Donc quand on m’ a posé la question du nouvel orgue,  moi j’ai remis en question immédiatement la tribune, que je pensais mal adaptée à un projet quelconque aujourd’hui . C’est-à-dire que c’était une sorte de réminiscence qui n’avait plus rien à voir avec  l’édifice, plus de signification. Donc j’ai trouvé plus intéressant de chercher une autre forme de relation , et qui était plus une question de proportions, de la façon dont la lumière allait rentrer et dont l’orgue allait se placer dans l’espace sur cette partie occidentale de l’Eglise.

La particularité de la cathédrale c’est qu’elle est haute et étroite : elle a un rapport de 1 sur 3,  c’est un problème.  Il y a une nef qui est longue, haute, étroite :  ce qui fait qu’ un orgue de fond de nef,  c’est un orgue qui nécessite de la puissance, qui nécessite d’être bien dirigé. C’est une des données.  Je considère que quelle que soit  la forme de l’instrument, c’est une contrainte à laquelle la technique doit se soumettre.  Il y a la lecture, l’intégration que l’on a de l’instrument .. ..J’ai voulu exprimer la verticalité, qui  était interrompue par la tribune. J’ai trouvé beaucoup plus intéressant de reprendre l’idée de l’élancement , cet espèce de jaillissement traditionnel  gothique où on a un épanouissement, où on a quelque chose qui part, qui va s’élever  et qui va à la fois s’élever avec le son, qui va s’élever avec la lumière  …

 Lorsque Suger a reconstruit Saint Denis  ,  il l’a fait dans l’idée de la dématérialisation  progressive de l’ édifice. C’est la grande quête de l’architecture gothique. Je ne dirais pas que cet orgue va en se dématérialisant,  mais il y a une ascension  ,  et  cette ascension se situe dans la symbolique de notre cathédrale , elle  demeure très importante.  C’est une des idées clef …. L’idée de quelque chose qui allait se glisser dans cette nef et s’ intégrer dans ses proportions , donner de l’ascension ,  a été un des points directeurs de la réflexion.

 

 

Après il y a aussi la façon dont la lumière arrive dessus. Ca c’est  un autre problème,  c’est l’ un des problèmes délicats que nous avons à régler ! Notamment  il y a le rapport à la façade occidentale  et à la Rose qui est derrière. Les premiers schémas qui m’ont été proposés  étaient des schémas d’orgue qui tenaient compte de la Rose et qui la laissaient complètement transparaître. J’ai considéré que c’était l’inverse qui convenait , c’est-à-dire  que cette Rose ne devait pas être masquée ou occultée, mais il fallait qu’elle amène de la lumière dans l’orgue, c’est-à-dire qu’elle vienne le détourer et qu’elle vienne le révéler  en y amenant la lumière , mais en n’étant pas forcément vue. Donc la lumière va rentrer, mais sa source  n’est pas forcément visible et par conséquent n’est pas forcément éblouissante.  Un objet qui est éclairé  en partie à contre-jour prendra un meilleur volume. 

Cela pouvait être gênant peut-être si cette Rose avait été un véritable chef-d’œuvre, ce qui je crois n’est pas le cas.

Elle n’a rien d’exceptionnel. C’est une Rose Renaissance  qui a des qualités, mais  pas spécifiquement remarquable par sa conception de stéréotomie ou par les vitraux  qu’elle supporte.....

Donc toute cette réflexion a  conduit à  une structure extrêmement verticale de forme cylindrique…

Cette forme est totalement une nouveauté pour un buffet d'orgue, c'est révolutionnaire!

Oui, ça a été particulièrement délicat pour la partie instrumentale : les sommiers sont orthogonaux , et donc, entrer des carrés dans des ronds, ce n’est jamais simple. Il est vrai qu’au départ nous avions accédé à une culture de l’orgue : nous avons regardé un certain nombre d’instruments en détail, pas seulement le buffet, mais aussi le moteur , parce qu’on ne peut pas faire une carrosserie si on ne tient pas compte du moteur. Donc nous avons bien regardé comment étaient disposés les sommiers  et quelle pouvait être la géométrie. Il est évident que nous avons eu le dictat de certains points, qui ont été respectés. Mais nous avons abouti à des superpositions qui étaient réputées impossibles,  et qui se sont avérées possibles grâce à l’esprit de curiosité de Pascal Quoirin. Nous avions l’idée de concentrer un instrument, d’en faire une mécanique assez compacte, resserrée, avec des superpositions qui n’étaient pas habituelles, parce que nous considérions que cette architecture devait primer. Mais il est vrai qu’il y avait des interrogations sur la faisabilité.  La chance formidable que nous avons eue est de travailler avec un facteur d’orgues curieux  et enthousiaste.  Il y a eu l’association  l’AMORCE, aussi, qui a souscrit, qui a approuvé notre idée…. et le facteur d’orgues a voulu tenter l’aventure. 

C’est très heureux, parce que souvent les relations entre l’architecte et le facteur d’orgues sont difficiles. Et nous savons que ça s’est très bien passé entre vous.

Oui, et ça a été  un grand plaisir. J’ai l’habitude de travailler en équipe, je peux avoir d’excellentes ou d’exécrables relations. Elles sont définies par des considérations très simples : lorsqu’ il y a les compétences, il y a le respect, et l’estime. J’ai nécessairement de bonnes relations avec les gens que j’estime. Ce qui a été notamment le cas avec Pascal Quoirin : là il s’agit d’ un grand professionnel .  Chacun est resté  en observation de l’autre et en écoute de l’autre. Et ça je crois que c’est extrêmement agréable. Cela nous a beaucoup touchés que de sa part il y ait eu cette ouverture de quelqu’un connaissant la technique, qui soit d’accord pour explorer des territoires nouveaux.  Et c’est bien ce qui nous intéressait, nous, c’est de faire ce que nous ne savions pas faire….

En quels matériaux est construit ce buffet ?

 C’est d’abord  du bois, ça va être du lamellé-collé . Donc des bois, des essences qui vont être collées les unes aux autres,  avec un renfort, avec des armatures métalliques pour donner de la solidité… parce qu’en fait c’est un véritable immeuble : 21 m de hauteur  sur 5 m d’emprise.  Car nous avons  une structure qui n’est pas  très stable, qui est étroite, qui est haute,  et qui nécessite donc, je ne dirais pas de la rigidité, mais  une stabilisation qui soit bien étudiée. Pour éviter le flambement,   il y a tout un système de contreventement .  Ceci a donc été  une première contrainte. 

  Le bois nous paraît le matériau traditionnel d’instrument,  c’est quelque chose de vraiment indiscutable… C’est vrai qu’on a fait des violons en métal ou en fibre de verre, mais pour obtenir une bonne caisse de résonance, on n’a pas trouvé mieux que le bois … Peut-être qu’un orgue en verre, d’ailleurs, serait intéressant,  je ne sais pas si la tentative a été faite : mais le problème du matériau  est dicté avant tout par ses qualités acoustiques. 

 Pour la stabilité, bien sûr, il   y a une technique , disons, plus contemporaine : mais ça reste du lamellé-collé et de la charpente traditionnelle.

Vous avez mis un peu de fer dans l'ossature aussi.

Il y a une structure mixte, pour simplement essayer de diminuer les sections, afin de ne pas alourdir, de garder une finesse  dans les sections, dans les supports etc., pour ne pas donner une impression de lourdeur, l’idée d’ensemble étant quand même de traduire de la légèreté. 

En plus de la forme cylindrique, les volets, comme vous les avez conçus,  constituent l’une des originalités de cet orgue. Il existe dans les buffets d’orgues anciens  une tradition de volets, mais ce sont généralement de grands volets à deux pans qui s’ouvrent et se ferment lentement, majestueusement . Ceux que vous avez conçus sont très différents. 

Nous les avons conçus conformément à la tradition : ces volets sont le signe de quelque chose qui fonctionne ou qui ne fonctionne pas . C’est comme des portes ouvertes ou fermées : quand elles s’ouvrent, on sait qu’il va se passer quelque chose.  Ces volets servent de plus à régler le renvoi du son, comme les conques d’ un auditorium. Ils vont permettre de guider le son au mieux dans la nef . 

On peut évoquer aussi un autre aspect :  l’orgue donne non seulement une manifestation de musique, mais également un spectacle visuel. Ces volets vont s’ouvrir un peu à la manière d’une boîte magique : une boîte d’où ne sort pas seulement de la musique, mais qui va aussi donner à voir, dont il se dégage une sorte de fête avec ces volets peints. Volets qui vont être une sorte de bleu azur  comme des moires : l’instrument ouvert, il se passe un événement. Et quand il va se refermer, le calme revient.

Ils peuvent aussi être entrouverts....

Ils peuvent aussi être entrouverts, il y a toutes les possibilités. 

Vous évoquiez le problème des proportions . Pour les architectes médiévaux, c’était une question  fondamentale : ils construisaient leurs  proportions  par la géométrie, à la règle et au compas, ils avaient le nombre d’or, les racine de 2, racine de 3,….… Et les buffets d’orgue baroques sont construits avec le même souci des proportions. Comment voyez-vous cette question ?

C’est très important !  Quand on parle de rapports harmoniques, on s’est rendu compte  qu’il y a des rapports harmoniques sonores qui sont aussi des rapports visuels.   Reznikov en a fait la démonstration, en mettant des Eglises en résonance comme cela . Je suis tout à fait persuadé et convaincu , à travers tous les relevés et  toutes les analyses d’édifices que nous avons faites, que bien sûr ces édifices sont parfaitement réglés, du point de vue de la géométrie. Pourquoi ? Je pense que c’est une tradition platonicienne ou aristotélicienne, que l’on retrouve en Egypte, en Grèce,  à Rome, au Moyen-Age, de façon absolument répandue.  La géométrie arabe est très célèbre et fine, et c’est vrai que nos croisades ont ramené par ailleurs des améliorations de cette géométrie. Les musulmans ont été conduits à décliner cette géométrie, non seulement parce que le nombre est très important dans les trois religions révélées , mais c’est aussi  l’abstraction la plus rapide  la plus extraordinaire pour exprimer une idée, elle est comprise par beaucoup de gens.  Et , donc,  je pense que nous en avons hérité également et que nous avons encore amélioré nos connaissances à la suite des Croisades . 

 Donc ces édifices sont parfaitement réglés.  Ils sont réglés, non pas de façon  arithmétique, mais de façon géométrique.  si vous placez «  racine de 2 »  ou «  racine de 3 » en arithmétique, vous aurez   1, 414.....,   1, 732….., des nombres inachevés.  Tandis que graphiquement,  « racine de 2 «  et «  racine de 3 » c’est juste.  Donc la géométrie l’emporte sur tout le reste. C’est un moyen à la fois  de construire,  donc de mettre en place, mettre en œuvre,  de façon juste et commode, par des rapports. Mais, ces rapports sont aussi en lien avec l’univers, et c’est passer du micro au macro  que d’essayer de trouver le lien qui rattache l’édifice au reste du monde. Et on va le faire à travers ces fameux rapports harmoniques !  Il est vrai que tout le système de mesure médiéval  est à l’échelle de l’homme  en pieds et pouces, etc. :   donc c’est l’homme qui se projette dans l’édifice .

Mais il se projette dans l’édifice parce qu’il est image de Dieu. Donc   cette géométrie et ces proportions qu’on trouve dans le corps humain,  on les retrouve dans tous nos édifices jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.  Ca s’arrête avec la Révolution , le système métrique change tout  dans la conception . Et c’est une forme laïque, si vous voulez, du bâtiment,  qui  est plus théorique, mais qui n’est plus en rapport avec le cosmos. 

Donc, dans la cathédrale d’Evreux , il y a un tracé régulateur clair, il est très simple. Et nous avons repris  dans la conception de l’instrument  les grandes proportions de l’édifice. 

Finalement les proportions du buffet sont celles de la cathédrale !

Il y a un certain jeu de tracés qu’on a réutilisés, tout à fait. C’est un exercice qui m’intéresse beaucoup . Je ne peux pas dire que je l’ai déclinée de façon très aboutie, mais nous avons repris les grandes données. 

Quand on regarde la nef vers le chœur  on retrouve cet aspect.

Et c’est vrai qu’une façon  de s’intégrer dans un édifice ancien  c’est de rentrer dans la logique conceptuelle de l’édifice  C’est beaucoup plus intéressant que d’essayer de singer une forme . On sera beaucoup plus en accord avec l’édifice, en trouvant fondamentalement ce qui fait sa conception , qu’en essayant de copier des formes qui sont plutôt un phénomène de mode.  Tandis que les proportions, elles,  ne sont pas un phénomène de mode. Je vous donne pour exemple, c’est un exemple qui est connu : Mozart n’a pas pu achever le Requiem, il a appelé Süssmayr  et lui a dit : voilà les règles harmoniques , continuez, et Süssmayr a terminé, et c’est vrai que ça passe assez bien.  On  essaie de travailler un peu dans cet esprit . Il y a une continuité qui n’est peut-être pas frappante dans les matériaux,  mais je pense qu’il y a une résonance qui existe entre  l’édifice existant et la création. 

Et concrètement , vous, en tant qu’architecte, vous travaillez comment ? Avec la règle et le compas comme les Anciens ?

Nous avons la règle et le compas. 

 Mais maintenant nous avons un ordinateur qui intègre la règle et le compas. Il y a des logiciels aujourd’hui , qui sont connus, que tous les architectes utilisent, qui s’appellent AutoCad, etc,  ( Pascal Quoirin a les mêmes logiciels ). Ces logiciels sont intéressants en ce  qu’ils déclinent essentiellement  des proportions . Alors que pendant un temps,  on utilisait la règle et le compas : mais la règle étant graduée on avait tendance à raisonner en centimètres et en mètres, et à ce moment là la notion de rapport avait disparu. Alors que ce système dans la conception même et le principe de dessin  fait prévaloir le rapport  et c’est là où cela devient beaucoup plus intéressant. On divise en un certain nombre de parties, on sait que c’est telle partie dans telle autre, etc.. Ce qui fait que l’ensemble d’une conception devient une mécanique parce que chaque partie répond du tout et que le tout répond de chaque partie.

  L’acoustique de la cathédrale est très absorbante : en raison des matériaux utilisés et de la forme générale de l’édifice il y a énormément de déperditions, particulièrement au niveau de la tour lanterne. 

L’orgue précédent avait été monté directement en tribune sous la voûte sans buffet : le son n’étant pas dirigé, le rendement sonore était très mauvais. En tribune le volume sonore était respectable, mais en bout d’église on n’entendait plus rien. Donc, aujourd’hui il y a un gros souci de faire un orgue qui sonne bien. Vous avez mis un abat-son. Plus généralement, comment avez-vous conçu ce buffet pour que le son soit bien dirigé dans la nef ?

Je ne suis pas acousticien, mais je raisonne acoustique  Je pense que les sons partent  comme peut rebondir  la lumière sur des miroirs, mais c’est assez complexe.…. 

 Connaissez-vous l’opéra de Sydney , avec cette espèce de conque ? C’est vrai qu’il y a un côté expressif dans l’instrument  et une volonté que le son qui sort soit envoyé dans une direction, ne se perde pas.  Le cylindre, par définition, est une forme centrée, qui renverrait les sons dans tous les sens,  mais ceci est corrigé par les volets : le fait d’ouvrir ces volets et de les diriger  fait que l’instrument devient une sorte de paroi qui renvoie les sons dans une direction donnée.

Quelle est la forme du fond ?

Il y a un fond plat à l’intérieur de l’orgue, qui a été souhaité, justement pour éviter les déperditions.

L'abat-son, comment l'avez-vous conçu ?

C’est une courbe  qui vient protéger l’orgue au-dessus et qui l’oriente. Le son qui va sortir vers le haut, au lieu de taper dans la voûte, va se trouver réfléchi à peu près à l’horizontale. 

 L’abat-son a une fonction acoustique, mais il y a aussi un jeu de lumière : la lumière de la Rose doit se refléter , l’abat-son doit avoir une présence, il doit être irisé par la lumière. 

D’où les petites ouvertures qu’on aperçoit  en effet dans le dessin…

Vous avez apporté quelques modifications au premier projet. 

Oui, en effet. Le projet, vous allez voir,   reste dans le même principe. Mais dans le  projet détaillé nous avons notamment apporté des modifications dans la passerelle qui est autour de l’abat-son , nous  lui avons trouvé quelque chose d’un peu plus baroque. Nous avons  toujours cette couronne, mais qui nous semblait un petit peu rigide :  et elle a pris un côté comme un voile de mariée. Il y aura une sorte de drapé qui va être un peu plus poétique . Ce n’est plus éminemment fonctionnel, nous voulions que cette petite passerelle qui permet l’accès de l’organiste  ait quelque chose d’un peu plus sensuel.

C'est de là que partira tout l'éclairage.

Voilà.

 Vous allez maintenant monter l’orgue dans l’atelier de Pascal Quoirin ?  Comment allez-vous procéder ? Car l’atelier de Pascal Quoirin n’a pas les dimensions de la cathédrale.

Je pense qu’il va être pré- monté  en atelier  en trois parties d’environ 6m  6m50, ce qui permettra ensuite le transport vers la cathédrale. 

Le montage va se faire assez rapidement . Après il y a le réglage qui va durer un certain temps : il y a plus d’un mois de réglage. 

La partie positif , grand orgue et bombarde vont constituer une première partie.  Puis ensuite il  va y avoir la partie récit et la partie supérieure. Et enfin la partie basse. 

Nous ne pouvons terminer cet entretien sans aborder l’aspect de la spiritualité : vous y faisiez allusion en évoquant ce souci de verticalité caractéristique du gothique. Dans beaucoup de buffets baroques, la présence religieuse   est figurative, elle est dans la sculpture. Votre buffet est, lui, entièrement abstrait, fait de jeux de formes, de lumières et de couleurs.

Comment sentez-vous l’ aspect religieux dans votre buffet ?

Vous avez raison, il n’y a aucun appel figuratif. L’instrument est dépouillé au maximum . Il  est limité à ses stricts besoins. Il tire son appartenance au lieu sacré plus par ses proportions et son style que par son décor. Mais je vous parlais du voile de la mariée : il y a un côté très évanescent  dans cet instrument, un côté  un peu virginal que nous avions en tête. Mais ça n’est pas direct.  Il n’y a aucune figuration qui va l’exprimer si ce n’est justement ce voile de métal déployé, d’aspect virginal. Le reste est plus abstrait. 

C’est une référence à Notre-Dame. C’est la cathédrale Notre-Dame.   

Propos recueillis le 24 octobre 2001 au presbytère de la cathédrale d’Evreux par Guy Le More et Yves Laot