techniques
Propos recueillis par Y. Laot à l'atelier de Pascal Quoirin le 20 février 2001
Choisissez-vous des matériaux nouveaux pour les tuyaux ?
Non, les matériaux sont les mêmes qu’à l’époque de Dom Bedos : pour les tuyaux de métal, l’étain ou l’étoffe, c’est-à-dire l’alliage en proportion variable de plomb et d’étain, et pour les tuyaux de bois, nous choisissons le chêne.
Comment définissez-vous les tailles de vos tuyaux ? Faites-vous toujours appel au Traité de Dom Bedos ? Ou avez-vous recours aux formules mathématisées données par Cavaillé-Coll ?
Nous restons entièrement dans le système Dom Bedos.
Même quand vous faites des jeux nouveaux qui n’étaient pas dans Dom Bedos ?
Oui
Et que pensez-vous des formules mathématiques laissées par Cavaillé-Coll ?
Je n’y comprends rien, parce que je suis rentré dans le métier à l’âge de seize ans, comme Cavaillé-Coll sans doute, avec un tout petit niveau scolaire, en ce qui me concerne, on peut le comprendre. Je n’ai jamais fait de physique, ni de mathématiques ou très peu, et je ne comprends rien hélas à ces formules mystérieuses. Mais j’ai vu des mathématiciens et des physiciens que ces formules faisaient sourire…
Il est vrai que c’était l’époque des débuts de la physique moderne.
Nous avons dans notre atelier comme harmoniste un ingénieur acousticien japonais, que nous avons entièrement formé à l’harmonisation. Je lui ai demandé un jour de calculer d’après les règles de Cavaillé-Coll la longueur d’une flûte de 16 pieds….. ça n’a pas vraiment marché ! La formule Cavaillé est très imprécise. Le problème est en fait beaucoup plus complexe.
Maintenant un laboratoire d’acoustique moderne sait donner des formules justes. Cavaillé-Coll faisait aussi des tuyaux qui sonnaient justes, mais sans doute son savoir-faire n’est-il pas décrit aussi complètement dans ses écrits que dans le volumineux traité de Dom Bédos. Il a donné par ailleurs des méthodes nouvelles d’harmonisation des tuyaux, la principale étant l'entaille . Vous, vous ne pratiquez pas l’entaille ?
Non, tous les tuyaux sont coupés au ton, comme à l’époque classique, parce que justement la coupe au ton permet un plus beau transitoire. Mais je reviens sur ce problème des formules mathématiques. Je dirais volontiers : à chacun son métier : l’ingénieur ne peut se passer de l’ouvrier et le contraire est aussi vrai. Je me méfie beaucoup du discours « scientifique » des facteurs d’orgues. Je comprends d’ailleurs beaucoup mieux les explications théoriques sur l’orgue des ingénieurs ou mathématiciens. Elles sont nettement plus claires.
Bon…et vous ne faites jamais d’échancrures dans les tuyaux ?
Si, dans les façades, c’est toujours nécessaire pour l’esthétique du buffet, mais le moins possible.
Et ça change un peu le timbre ?
Oui, l’attaque justement ! Le son perd de sa transparence si l’entaille n’est pas faite convenablement. Ce qui m’intéresse dans le son, c’est sa transparence. Quand il devient opaque, j’ai un peu de déplaisir. J’aime la transparence dans tout instrument de musique : le piano, la flûte traversière, le clavecin…..
Et pour définir les hauteurs de bouches, vous suivez aussi entièrement Dom Bédos ?
Plus ou moins. En fait, les indications de Dom Bédos sont assez larges. On peut naviguer à l’intérieur du système, et ainsi décaler les progressions, en prenant par exemple un do pour un ré ou un mi. La progression restera toujours stricte. Surtout, ce qu’il est important d’avoir en tête, c’est un objectif musical précis : avoir une notion précise du son qu’on veut développer.
Vous aimez les transitoires d’attaque : mais parfois on obtient des parasites désagréables
A partir du moment où l’on dispose d’une mécanique précise, on peut moduler les transitoires par le toucher au clavier. C’est tout un problème musical qui est évoqué ici par votre remarque. Un toucher incontrôlable fait apparaître des transitoires brutaux. Si l’organiste dispose d’une mécanique précise, je le répète, il peut maîtriser le développement du transitoire.
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On pourrait faire un parallèle avec le toucher sensitif du piano bien que l’on soit dans un domaine très différent : à l’orgue, les nuances de piano-forte ne s’obtiennent pas seulement par la registration mais aussi par le type de toucher qui influe directement sur l’attaque. Je comprends bien la conception symphonique issue des orgues de Cavaillé-Coll, ce monde sonore évoque un peu la manière de certains peintres du 19ème : « la grande fresque ». Il n’y a plus cette notion de « discours » et donc de « langage » comme dans l’univers sonore baroque. Les orgues baroques « parlent », nous parlent, plus que les orgues romantiques ou symphoniques. J’adoucirai ce propos en faisant remarquer toutefois que, les orgues de Cavaillé-Coll, pour les mieux conservés ont une attaque qui n’est pas totalement éteinte. Les orgues de Merklin aussi ont des transitoires. On s’en aperçoit en examinant les biseaux : les dents sont fines, un peu comme sur les biseaux des orgues Callinet. Et là, on s’aperçoit bien que ces facteurs ne souhaitaient pas vraiment faire disparaître ces transitoires. C’est beaucoup plus tard que cet effacement eut lieu. Les harmonistes de la toute fin du 19ème et début 20ème ont harmonisé plus grossièrement, en pratiquant sur les biseaux des dents de plus en plus nombreuses et de plus en plus profondes. Ceci a réellement eut pour effet d’éliminer complètement les transitoires.
Certains facteurs actuels ont prôné de laisser le tuyau à l’état brut, tel qu’il a été construit, sans intervention supplémentaire pour harmoniser, laissant à l’organiste le soin de construire lui-même son timbre par le seul toucher. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’était en tous cas pas la conception de Dom Bédos, qui écrit dans son Traité : « Tout habile facteur s’attache à ce point unique ; qu’il touche et retouche à un tuyau, jusqu’à ce qu’il lui ait communiqué le vrai caractère, et la qualité de son qui lui convient » L’harmonisation est le travail le plus fin, le plus délicat. Je pratique aussi de petites dents sur les biseaux.
Comment accordez-vous ? Tempérament strictement égal, ou légèrement inégal comme au temps de Jean-Sébastien Bach ? Faites-vous toutes les octaves justes, ou procédez-vous comme les facteurs de piano à des écartements dans les graves et les aigus ?
En ce qui concerne l’orgue de la cathédrale d’Evreux, le tempérament sera strictement égal, et toutes les octaves seront justes. Le tempérament inégal et principalement le mésotonique, génère naturellement des couleurs sonores supplémentaires mais seulement dans le cas d’une écriture musicale utilisant le système tonal traditionnel à condition que celui-ci reste dans un éventail limité de tonalités. Essayez d’imaginer l’espace d’une seconde, une œuvre de Debussy sur un piano que l’on aurait accordé au tempérament mésotonique… J’en conviens, la métaphore est grossière, mais les possibilités de couleurs du son par l’écriture musicale sont bien plus innombrables dans le système d’accordage égal que dans le système inégal même si le compositeur prévoit d’utiliser les consonances particulières du tempérament inégal.
Venons-en aux problèmes de la soufflerie, le « poumon » de l’orgue. Conservez-vous les soufflets cunéïformes de l’époque de Dom Bédos, ou avez-vous adopté les soufflets à plis parallèles de Cavaillé-Coll ?
Nous avons conçu pour l’orgue de la cathédrale d’Evreux un complexe de soufflets à plis parallèles avec régulateurs, qui assurent une bonne stabilité du vent. Notez que la conception des souffleries de Cavaillé-Coll a été rendue obsolète par l’utilisation des ventilateurs électriques : Cavaillé-Coll comme tous les facteurs de son temps avait besoin de réserves d’air considérable. Ce type d’orgue est un grand consommateur d’énergie. Nous utilisons dans le cas d’Evreux des soufflets calculés assez petits pour faciliter la flexibilité du vent, rendre le son moins statique et musicalement plus attractif.
Certains vont jusqu’à dire qu’avec les ventilateurs électriques, un réservoir ne serait même plus nécessaire.
Si, au contraire c’est absolument nécessaire. Il faut une quantité d’air réagissant aux impulsions du jeu de l’organiste. L’idéal est que le système de production du vent « anticipe » celle-ci. Si l’on ne crée pas de réserve d’air bien adaptée, on rencontrera très vite des problèmes d’alimentation. Soit, le vent restera absolument statique, ce que je considère plutôt comme un handicap, soit on aura des altérations incontrôlables parfaitement gênantes musicalement.
Quelles pressions choisissez-vous pour alimenter l’orgue ? Pressions élevées ou basses pressions ?
Tout cela dépend des styles. Dans le style français des XVIIe, XVIIIe et XIXe, les pressions sont relativement élevées, environ 90 mm d’eau, rarement en dessous. Nous nous situons plutôt dans cette tradition française.
Mettez-vous une pression unique pour tout l’orgue ? Cavaillé-Coll pensait avoir introduit une innovation importante par ses systèmes à layes multiples qui permettaient plusieurs pressions afin d’assurer un meilleur équilibre de l’orgue, surtout pour les jeux d’anches.
Nous prévoyons une pression unique pour tout l’orgue. Il y a bien des orgues classiques ou baroques où l’équilibre grave-aigu est parfait. A mon avis, le souci de Cavaillé-Coll n’était pas d’améliorer l’équilibre : avec son système complexe d’alimentation, nécessaire pour de grands orgues avec souffleries manuelles, il s’est surtout soucié de réduire la pression dans les basses : dans les basses, on a besoin d’une grande quantité d’air à basse pression, de façon à ce que les grands tuyaux des graves parlent plus naturellement. Sans doute aussi souhaitait-il séparer les basses des aigus afin que les mouvements importants de la masse d’air utilisée pour le grave du clavier n’affectent pas la stabilité de l’aigu. La conception musicale de l’orgue symphonique Cavaillé-coll s’entend avec une fixité parfaite du son tenu, notamment dans l’aigu que l’oreille perçoit facilement.
Et pour les transmissions, quels sont vos choix ? Les transmissions de Dom Bédos sont entièrement mécaniques, le lien entre clavier et soupapes à la base des tuyaux est assuré par une chaîne comportant vergettes, équerres et abrégés, etc. Quand l’orgue devient important, ces systèmes peuvent devenir lourds et les touches des claviers trop dures à enfoncer. C’est pourquoi Cavaillé-Coll utilisa dès son invention, la machine de Barker, qui permettait par une assistance pneumatique d’alléger le toucher du clavier des grands orgues. Plus tard, à l’époque néo-classique, on généralisa la transmission électrique : plus de vergettes ni d’équerres entre clavier et soupape, mais simplement un interrupteur électrique sous le clavier, un câble, et des électro-aimants pour ouvrir les soupapes.
Pour l’orgue de la cathédrale d’Evreux, les quatre claviers seront reliés directement par un système mécanique comme « au temps de Dom Bédos » : c’est toujours encore, actuellement, le seul système qui permette un toucher musicalement sensitif. Par contre, les accouplements seront traités par une machine Barker. Mais, quel que soit le cas de figure, l’organiste aura en permanence un toucher direct. La « Machine » n’intervient uniquement que comme « assistance » dans le cas des claviers accouplés.
Cette machine Barker est donc , avec le soufflet à plis parallèles, le seul élément que vous retenez de la facture du XIXe siècle. Elle avait pourtant été beaucoup critiquée. Au début du XXe siècle les facteurs ont préféré l’électricité, la considérant comme obsolète. Et, voici quelques décennies, lors des restaurations, beaucoup de facteurs les enlevaient pour mettre des transmissions purement mécaniques.
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Ce n’est pas bien sûr le seul élément que je retiens de la facture du 19ème siècle. Ce serait présomptueux de ma part d’évincer péremptoirement tous les acquis du 19ème. En fait, nous nous servons abondamment dans le fond commun de la facture d’orgue qui accumule tant d’expérience depuis des siècles. Je n’ai absolument pas la prétention de faire quelque chose à tout prix original. Nous apportons notre petite part à ce vaste patrimoine d’orgues que depuis des siècles les ouvriers que nous sommes
contribuent à construire.
Mais revenons à la machine Barker. En ce qui concerne l’orgue de Saint-Rémy de Provence que nous avons construit voilà bientôt 20 ans, nous n’avons pas installé de machine Barker, le toucher clavier accouplé est dur, et j’admire la virtuosité avec laquelle l’organiste, Jean-Pierre Lecaudey, s’en sert malgré tout.. Cette dureté n’est plus acceptable aujourd’hui. La machine Barker, traitée comme assistance aux accouplements, allège considérablement le toucher du clavier, elle est nettement supérieure à une assistance électrique. La réponse est prompte et l’impulsion du doigt transmise avec une relativement bonne fidélité.
Mais elle n’est pas sensitive !
Oh, pas loin ! Quand elle est bien réglée ! Nous avons restauré des machines Barker, notamment celles de l’ orgue Merklin de la cathédrale de Périgueux : la précision est absolument étonnante. Les machines Barker de l’orgue Cavaillé -Coll de Saint Sernin de Toulouse sont aussi d’une grande précision. Avoir supprimé les machines Barker dans bien des orgues est une des grandes bêtises de notre époque.
Et les transmissions électriques ? N’a-t-on pas fait de progrès, en utilisant l’électronique par exemple ?
Les touchers électriques n’ont pas fondamentalement évolué jusqu’à aujourd’hui : ils ne permettent toujours aucune nuance d’attaque. On a seulement amélioré le contact au clavier : il se fait par l’intermédiaire d’un capteur optique ou magnétique. De ce fait, il est effectivement possible de régler de manière plus vraisemblable l’ordre d’ouverture et de fermeture de la soupape du sommier.
Des recherches sont menées pour obtenir par l’électricité un toucher sensitif en faisant appel aux techniques modernes de l’électronique numérique et aux microprocesseurs : on cherche à obtenir des systèmes où le mouvement de la soupape soit strictement parallèle à celui de la touche.
Cela a été fait à titre expérimental sur une petite maquette, mais rien n’a été développé sur un orgue réel. Probablement qu’au moment où l’on va essayer de le faire, certains problèmes apparaîtront. Est-ce bien dans cette voie qu’il faut chercher ? Parce qu’en fait, il ne suffit pas que la touche et la soupape marchent en parallèle, c’est plutôt me semble-t-il dans la manière de vaincre le décollement (la résistance de la soupape à la pression du vent) que s’établit la « sensation » du toucher, et c’est pendant cette phase que tout se joue. Ensuite on ne maîtrise plus rien, si ce n’est le « lâcher » de la touche (manière d’éteindre le son).
Parfois, récemment, pour de grands orgues de cent jeux et plus, on a adopté un double système : console de tribune avec mécanique et Barker, et console séparée à transmission électrique. C’est le cas à Saint-Eustache de Paris.
Nous avons fait cela aussi pour l’orgue de Hamamatsu au Japon. Evidemment, la console électrique n’a pas les mêmes qualités de précision que la console mécanique, mais c’est tout de même jouable dans de bonnes conditions. La console électrique est surtout intéressante pour le concert, permettant à l’organiste d’être plus présent pour le public.
Mais musicalement, c’est moins bon.
Oui, tout le monde est d’accord sur ce point. Cependant, il faut poursuivre les recherches de manière à ce qu’on puisse par la transmission électrique faire sentir le décollement de la soupape et maîtriser le « lâcher ». C’est une recherche qui coûtera très cher. Qui peut payer ? La facture d’orgues en France est bien incapable de financer de tels développements.
A Evreux, il n’y aura pas de double console. Par contre vous utilisez l’électronique numérique pour le tirage des jeux.
Oui. Sinon, pour un orgue de cette dimension, l’organiste devrait être assisté de deux tireurs de jeux pour effectuer sa registration, tandis qu’avec une mémoire électronique, il peut jouer seul. En fait, ce n’est pas une nouveauté : depuis près de cinquante ans, on sait faire des combinateurs qui fonctionnent bien.
On dit pourtant qu’avec le combinateur monté récemment à Notre-Dame de Paris il y a eu quelques problèmes et que les concerts ont dû être interrompus.
Il y a eu seulement un problème de contrats de maintenance non respectés. Depuis cela a été mis en ordre et il n’y a aucun problème.
Dans le domaine de la mécanique, n’avez-vous pas été tenté par l’essai de nouveaux matériaux ? Avec le bois, on a parfois des problèmes d’humidité.. Certains proposent la fibre de carbone.
Je crois que ce matériau est cher ! D’après ce que je sais, je pense effectivement qu’il pourrait s’adapter facilement à la facture d’orgues. Mais vous savez, le bois fonctionne parfaitement bien quand on sait l’utiliser. Pourquoi changer les choses qui fonctionnent bien ?
Le bois est fortement sensible à l’hygrométrie.
Oui, C’est vrai. Mais on sait, en revanche, que jamais en longueur le bois ne varie avec l’hygrométrie. Quand un arbre est coupé, sa longueur ne changera jamais, la variation est seulement en largeur : les vergettes ( les transmissions) ne changent donc pas de longueur. Par contre, les supports en bois portant des barres d’équerres, des abrégés ou autres dispositifs peuvent varier dans le sens contraire du fil du bois c’est à dire dans le sens de la largeur de l’arbre. Alors, on prévoit des compensateurs, qui marchent simplement avec un système comportant un levier et une masse ou un ressort. Ce sont des procédés employés aujourd’hui de manière assez courante. Je ne vois pas vraiment pour l’instant ce que peut apporter la fibre de carbone. C’est sans doute plus léger que le bois, Mais est-il vraiment nécessaire de faire des touchers si légers pour les grandes orgues ? Ne faut-il pas que l’organiste ait la sensation de remuer quelque chose.
Le bâti du buffet est-il entièrement en bois? Pourquoi ne pas utiliser aussi des éléments métalliques? Pour le piano, le cadre métallique s’est imposé, malgré de fortes réticences au début : car le métal était identifié aux armes et à la mort, ce qui suscita de violentes réactions de rejet.
Dans un orgue, il est souhaitable qu’il y ait une bonne proportion de bois, c’est sans doute préférable. Mais il peut y avoir aussi des éléments métalliques. Il y en aura à Evreux. C’est indispensable.
Vous n’êtes pas gêné par les déformations dues à l’hygrométrie ?
Si le buffet se déforme un peu, ce n’est pas problématique, notamment pour la partie décorative. Mais il est nécessaire que certaines parties du buffet, qui constituent la charpente principale, soient indéformables. Nous avons un principe de construction : mélanger le fer et le bois pour obtenir des supports très stables.
Tous les facteurs le font ?
Je ne peux vous dire si tous les facteurs le font mais en revanche, je puis vous certifier que cela se faisait parfois au 17ème et 18ème siècle. Clicquot, par exemple, le faisait. Tout ce qui est horizontal dans un l’orgue de Clicquot à Souvigny est en fer, tout ce qui est vertical est en bois. Il faut toujours se rappeler que quand un arbre est coupé, il ne variera plus en longueur, c’est une valeur sûre. Par contre, tout ce qui est en travers, sommiers etc.., est posé sur des barres métalliques. C’est le cas pour l’orgue de Souvigny, où le réglage de la mécanique est d’une stabilité parfaite, il n’est jamais repris.
le buffet
Venons-en au buffet. Cavaillé-Coll se plaignait souvent des mauvaises conditions imposées au facteur. Souvent dit-il, on demande à un architecte de faire un buffet, et ensuite, une fois qu’il est déjà en place, on demande au facteur d’orgues de se débrouiller dedans ? Est-ce que ça s’est passé comme cela à Evreux ?
Non, justement, cela ne s’est pas passé de cette manière. Nous sommes partis d’un avant-projet : l’architecte Bruno Decaris avait dessiné un buffet, la partie instrumentale n’avait, en fait, pas été vraiment conçue. Ensuite, au moment de la réalisation, il y a eu correspondance parfaite entre l’architecte et le facteur pendant plus d’un an. Le dessin du buffet a été repensé en parfaite adéquation avec la partie instrumentale. Nous étions donc dans un cas de figure idéal.
Au départ, l’architecte ne connaissait pas particulièrement le monde de l’orgue.
Non, mais une étude de faisabilité avait été faite par Mr Decavèle technicien conseil. Ensuite, je vous le répète, nous avons beaucoup discuté au moment de l’étude définitive avec les architectes Bruno et Agnès Decaris et Stéphane Lefèvre. Ce qui m’intéressait surtout, c’est qu’ils avaient intuitivement compris ce qu’était un buffet d’orgues. Ils ont intuitivement trouvé des formes nouvelles qui convenaient bien à la fonction du buffet et aussi, bien évidemment, à une bonne intégration dans le site architectural.. Nous nous sommes fréquemment rencontrés, et nous nous sommes bien compris. Chacun a apporté son niveau de compétence. Ce ne fut pas toujours simple, parce que c’est un problème complexe.
L’idée de l’architecte était de concevoir, non pas un buffet dans le style copie d’ancien, mais un buffet résolument moderne dans une cathédrale gothique. C’est un peu un habitué, parce qu’il a restauré ainsi les toitures des donjons de Falaise. Evidemment, beaucoup de gens critiquent.
Bien sûr, j’ai déjà entendu beaucoup de critiques sur ce futur orgue d’Evreux. C’est plutôt encourageant, car ce sont de mauvaises critiques !
Cette conception était aussi un souhait de l’AM.OR.CE.
Dans un buffet il y a par ailleurs des problèmes d’acoustique. Le buffet joue un rôle essentiel comme résonateur et pour la propagation du son. L’orgue neuf va remplacer un orgue monté sans buffet directement sous la voûte. Il en résultait des pertes de son importantes, car l’onde n’était pas dirigée : nous avions pu mesurer entre la source sonore et la Chapelle de la Vierge des pertes de 20 décibels, ce qui veut dire que seulement le centième de l’onde sonore émise parvenait à l’extrémité de l’édifice. L’un des aspects, pour éviter les déperditions sonores dans les voûtes, est d’abord la hauteur de l’orgue : généralement, ils sont placés sur des tribunes trop hautes . A quelle hauteur sera placé le centre de la partie sonore ?
Les « forces d’attaques », c’est-à-dire le plan de bombarde et grand-orgue, sont presque centrées par rapport à la hauteur.
Avez-vous été à l’aise pour placer toute la partie instrumentale ?
A l’aise, c’est beaucoup dire ! Les difficultés sont d’abord liées à la forme même de la nef de la cathédrale, qui est étroite : nous ne disposions que de six mètres mur à mur. Il a fallu optimiser le tracé des sommiers. Nous n’avons pu placer un jeu de 32 pieds réel : en effet, les tuyaux les plus graves qui devaient avoir une section de 500x500 mm étaient trop problématiques à disposer dans de bonnes conditions de rendement. Il n’y aura donc seulement qu’ un 32 pieds acoustique qui fait entendre les notes les plus graves par l’effet des sons résultants et un 32p d’anches.
Les données de l’acoustique moderne des bâtiments vous apportent-elles quelque chose ?
Oui, je demande des avis à des acousticiens. Il se trouve que nous connaissons bien un acousticien au CNRS de Marseille, Monsieur François Santon, qui est aussi organiste : Bruno Decaris lui a demandé une étude acoustique de l’église. Souvent, son avis est précieux..
Il y a sûrement des possibilités d’améliorer la réflexion du son par rapport à la conception classique. La forme habituelle en caisse parallélépipédique n’est pas forcément l’idéal. Dans le buffet de Bruno Decaris, nous sommes, semble-t-il, en présence de formes arrondies. Logiquement, un fond de buffet suivant une courbe proche d’une parabole dont le foyer serait le centre de la partie sonore constituerait un idéal pour réfléchir l’onde sonore à longue distance (comme une antenne parabolique)
Oui, le fond est de forme concave. Mais ce n’est pas si simple : il y a tout de même tellement de parois et de tuyaux dans l’orgue, que cette amélioration risque d’être faible.
Pour éviter les déperditions de son dans les hauteurs, vous avez mis un abat-son. Il est conçu par qui ?
Par l’architecte. Il est construit un peu en forme d’aile d’avion, pour qu’il soit léger.
Pour clore cet entretien, Pascal Quoirin, pouvez-vous nous dire comment vous concevez l’avenir de l’orgue ?
Je suis optimiste parce que le monde de l’orgue est rempli de gens passionnés. Malheureusement, l’église, lieu dans lequel évolue notre instrument, n’est plus aussi fréquentée qu’autrefois, et le niveau musical des offices religieux n’est pas follement enthousiasmant. L’idéal pour les organistes et les facteurs d’orgues serait que la musique d’église retrouve son niveau de qualité des 17e siècle et 18e siècle.