Entretien avec Pascal Quoirin
Pascal Quoirin, un nouvel orgue pour la cathédrale d’Evreux est en construction dans vos ateliers. Comment concevez-vous la construction d’un orgue neuf pour une cathédrale en ce début de XXIe siècle ?
Commençons par la composition de l’orgue. Quel style avez-vous voulu donner ? Vous vous inspirez de la formule « néo-classique » en vogue au début du XXe siècle, qui tentait une fusion idéale des diverses périodes de l’histoire de l’orgue. Les orgues de cette période ont beaucoup déçu : pourtant, c’est une nécessité de pouvoir jouer à peu près correctement tous les répertoires dont peut disposer l’organiste, surtout pour un orgue de cathédrale, sans peut-être trouver l’idéal pour chaque musique.
On n’arrivera jamais à faire fusionner deux styles distincts : le baroque et le symphonique en ayant une homogénéité d’ensemble. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le fait de pouvoir jouer tout le répertoire « néo-classique ». Je souhaite construire un orgue dans la manière du style classique sur lequel on ne fera pas l’impasse sur une tranche importante de la littérature d’orgue. Cette littérature, c’est celle du 20ème siècle, qui, en réalité, a été créée sur des orgues que l’on appelait néo-classiques, terme auquel je substituerai volontiers maintenant le préfixe « néo » par celui de « nouveau ». Est-ce que les facteurs d’orgue peuvent faire l’impasse sur soixante-dix ans de musique ? Dans la production musicale de l’histoire de l’orgue, et notamment en France, il y a quelque chose dont on n’a pas souvent l’équivalent : nous avons beaucoup plus de musique pour l’orgue de cette époque en France qu’au XVIIIe siècle ou qu’au XIXe siècle, il faut donc bien construire un instrument qui permette de la jouer.
Les compositeurs de l’époque néo-classique n’ont peut être pas eu en réalité, le « vecteur » idéal (pour reprendre cette expression de Xavier Darasse) correspondant parfaitement à leur imaginaire musical, ils donnaient bien sûr des indications aux facteurs, mais ceux-ci n’avaient peut être pas encore tout à fait les moyens de transcrire matériellement ces intuitions musicales pour le moins « abstraites » : Ceci n’est pas nouveau dans l’histoire de la facture instrumentale : Beethoven a composé des sonates pour piano alors que l’instrument dont il disposait n’était pas vraiment adapté à son écriture : la sonate opus 106 n’a quand même été créée pour la première fois par Liszt sur un grand piano Erard que près de cinquante ans plus tard, elle n’était pas réellement jouable dans des conditions optimales sur les pianos dont disposait Beethoven. Il y a le même cas de figure à l’orgue pour Jean Sébastien Bach : Peut-on sérieusement affirmer que les instruments contemporains de Bach sont en parfaite adéquation avec son écriture ? Les exigences dont il fait preuve au travers des quelques expertises d’orgues qu’il pratiqua nous montrent que bien souvent il était d’une critique sévère envers les facteurs d’orgues de son temps. Il faut donc bien qu’à un moment donné les facteurs créent les instruments qui vont convenir aux musiques qui portent en elles les germes d’une future évolution instrumentale.
Comme Beethoven et Jean Sébastien Bach, les compositeurs de l’époque néo-classique n’ont pas réellement disposé, je crois, de l’instrument qu’ils souhaitaient. Ils désiraient réellement un nouvel outil avec de nouveaux timbres : Les compositions des orgues néoclassiques établies souvent par ces organistes n’ont rien d’aberrant. Elles sont issues en fait d’un plan romantique auquel on ajoute des composants de l’orgue classique. Cette démarche a surtout été contestée au niveau des restaurations d’orgues historiques, on peut aisément le comprendre. En revanche, des instruments « néo-classiques » neufs issus de ce courant esthétique subsistent encore. Si on ne les apprécie guère aujourd’hui, c’est qu’ils ne pouvaient bénéficier de l’apport considérable de connaissances que la pratique des restaurations scrupuleuses de ces 35 dernières années, a apporté aux facteurs d’orgues d’aujourd’hui.

Mon objectif à Evreux est d’édifier l’orgue qui convient à ce répertoire et au répertoire d’aujourd’hui. C’est ce que j’avais déjà tenté à Saint-Rémy de Provence avec des moyens beaucoup plus contraignants. (1983)
Justement, à Evreux, nous étions très intéressés par votre réalisation de Saint-Rémy de Provence, dont on peut dire qu’elle a fait date dans l’histoire de la facture d’orgue récente.
Nous avons aussi construit un instrument similaire au Japon pour une salle de concert. C’est intéressant de pouvoir y aborder le répertoire du XXe, qui, en fait, est davantage un répertoire de concert qu’un répertoire liturgique. Mais, à ce propos, il y a un peu une incohérence avec ce type d’orgues de salles de concert : Celui que nous avons construit au Japon se réfère largement au style français classique et romantique. On peut tout aussi bien y jouer Jehan Alain que Nicolas de Grigny (pour ce dernier, les conditions sont seulement acceptables) : mais ici, ce n’est pas très convaincant, jouer l’hymne « Veni creator » de Grigny, dans une salle de concert chauffée, confortable, devant des gens assis, figés comme savent l’être parfois nos amis japonais…Cette musique est complètement sortie de son contexte liturgique, vous endormez tout le monde à coup sûr. Ce temps musical peut encore être reproduit et exister dans le contexte d’une liturgie (ce qui, hélas, ne semble plus guère intéresser le clergé d’aujourd’hui). On ne peut le reproduire convenablement que dans certaines églises avec un instrument parfaitement adapté du type Sainte Croix de Bordeaux ou Poitiers, cette musique prend alors son sens. Quand on va créer un instrument neuf comme celui de la cathédrale d’Evreux, ma réflexion intègre aussi cet aspect et c’est, entre autres, ce qui me fait dire que la réunion des styles est impossible.
Je préfère alors adapter simplement, les connaissances acquises au cours des nombreuses restaurations au titre du patrimoine, aux exigences de la musique de notre temps sans réellement me soucier si Grigny, Couperin ou Bach sont servis dans des conditions optimales. Je souhaite seulement que la pratique de ce répertoire soit possible. En revanche, mon souhait le plus cher est qu’un tel orgue excite l’imaginaire des compositeurs
d’aujourd’hui.

Revenons à la question des styles: le style baroque et le style symphonique relèvent de conceptions de facture totalement différentes. Comment faire coexister cela ? Vous aurez des claviers conçus pour le répertoire symphonique, d’autres pour le baroque ?
Non, je vous le répète, on ne peut mélanger les genres de cette façon. D’abord, c’est l’idée même de faire un orgue pour tout jouer qui ne va pas. Le facteur qui va tenter une synthèse (faut-il d’abord qu’il ait une excellente connaissance des styles) va nécessairement construire un instrument dans lequel, en principe, sa personnalité sera reconnaissable. Ce seul fait pourrait déjà être en contradiction avec l’objectif : « réunir les styles ».
En ce qui concerne l’instrument de la cathédrale d’Evreux, nous concevons d’abord un orgue pour jouer la musique de notre temps et bien sûr la musique contemporaine … Jouer beaucoup de musiques, on pourra le faire, évidemment, mais pas dans les conditions aussi idéales d’un Cavaillé-Coll pour le répertoire symphonique, ou celles du Dom Bedos de Bordeaux pour la musique du XVIIIe.
Peut-on réaliser cet objectif avec de petits orgues, ou faut-il nécessairement un grand instrument ?
Pour la littérature de l’époque moderne, il faut un grand instrument. Les compositeurs étaient titulaires de grandes orgues de cathédrales, ils se sont toujours exprimés sur des orgues assez importants, avec une organisation de plans sonore bien précise, notamment un grand récit expressif . Il faut au minimum un orgue de 50 jeux répartis sur trois claviers manuels et un pédalier, avec ce grand récit expressif pour les effets de « travelling ». L’objectif me paraît impossible à atteindre avec seulement vingt jeux et deux claviers par exemple.
Vous n’avez pas choisi la composition de l’orgue : elle a été proposée par Jean Pierre Decavèle, Technicien -Conseil de l’ Etat et Maître d’œuvre de l’opération, conformément aux orientations préconisées dans le dossier transmis par l’ AM.OR.CE. ( Association des Amis de l’Orgue de la Cathédrale d’Evreux) à la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Haute-Normandie. Elle a été approuvée par la Commission des Orgues non classés de la Direction de la Musique. Cette composition vous convient ?
Parfaitement. C’est une composition de type néoclassique, mais la répartition sera légèrement différente. J’ai seulement apporté quelques petites modifications pour des raisons d’accord, de plein-jeu , d’encombrements etc..
La composition se rapproche plus de celle d’un orgue classique que de celle d’un orgue symphonique : il y a beaucoup de jeux de mixtures, et de grosses mixtures.
C’est le souci de développer un grand plénum, puisque l’église est grande
Pourquoi un clavier de bombarde en plus des trois claviers les plus courants ( grand-orgue, positif, récit expressif ) ? L’orgue ancien de J.B.N. Lefebvre avait aussi un clavier de bombarde, qui comportait un seul jeu.
Le clavier de bombarde permet d’avoir les anches sur un clavier séparé et de les mélanger aux autres jeux du plénum sans qu’il y ait de déperdition d’énergie pour les jeux d’anches. Et puis, c’est un plan supplémentaire, au niveau de la registration, cela permet de grandes variétés de couleur. En fait, grand-orgue et bombarde, c’est le grand orgue divisé en deux.
Dans quel style harmonisez-vous ? Recherchez-vous plutôt le son de l’orgue classique, où les transitoires d’attaque jouent un très grand rôle, ou le son de l’orgue symphonique qui tend plutôt à les éliminer ou à les réduire fortement ?
Pour l’orgue symphonique, le principe retenu est celui de l’accumulation des timbres et d’énergies pour obtenir de plus en plus d’intensité jusqu’au tutti. Pour l’orgue baroque, le principe, c’est plutôt la fusion des timbres, c’est un concept opposé à celui par exemple de Cavaillé-Coll. Ce concept de la synthèse, tel qu’il se trouve développé dans l’orgue classique français jusqu’au 18ème c’est celui-ci que je retiens. Effectivement, nous travaillons beaucoup avec les transitoires d’attaque.
Vous harmonisez donc plutôt à l’ancienne ?
Non, je ne pense pas qu’on puisse dire cela. Il y a tout un contexte qui fait l’harmonisation. Je développe d’une certaine manière les transitoires d’attaque parce que c’est un aspect du son d’orgues qui m’intéresse, et qui, je crois, intéresse l’oreille d’aujourd’hui. La référence au style baroque, non, elle n’y est pas, je ne pense pas qu’on puisse dire cela.